Jeudi
26 octobre 2006 St Dimitri
delirium.lejournal@free.fr
A
N A L Y S E
Aux
Sources du rap
la musique
jamaïcaine ?
L'influence est évidente à l'oreille: il suffit pour cela d'écouter certains
reggae songs, ceux des Musical
Youth entre autres, pour avoir l'impression d'entendre du rap avant l'heure. Mais ce n'est
pas tant le
reggae, genre musical et produit commercial bien connu des oreilles occidentales, qui est
à l'origine du
système rap, que la musique populaire des campagnes jamaïcaines.
Lors des fêtes municipales, dans
l'arrière-pays jamaïcain, des camelots musicaux sillonnent les contrées avec pour tout
bagage une discothèque portative, la disco-mobile-, après avoir attroupé suffisamment
de monde, ils enclenchent l'appareil. Ne se contentant pas de laisser la musique suivre
son cours, ils en bouleversent le
déroulement naturel par diverses manipulations manuelles (ralentissements) ou
électroniques (chambre d'écho), puis agrémentent l'ensemble de commentaires
improvisés. Le discours devient le centre de l'attraction, et fait la renommée de
l'improvisateur. Celui-ci transcende son état de simple boute-en-train pour devenir
griot,
conteur, poète.
Cette technique d'intervention et de recréation d'un fond
musical, le dubbing, devient très vite un art populaire, avec ses vedettes et ses
écoles. Les premiers enregistrements de l-Roy,
U-Roy ou Jah
Woosh influencèrent directement le reggae moderne, de Steel
Pulse à Bob
Marley. A la sonorisation proprement dite, vient s'ajouter
la parole: à l'aide d'un micro branché sur l'appareil, l'artiste improvise; c'est le
talk-over, formule elliptique qui
signifie "parler par dessus la sono". Ce genre d'intervention orale, mi-parlée
mi-chantée, s'appelle aussi le toasting, le "salut". Cette forme du reggae
passa rapidement aux Etats-Unis, et en particulier dans les rues des ghettos. Toutes les
techniques de piratage sonore et de mixages mises au point par les rappeurs peuvent être
considérées comme l'amélioration du dubbing jamaïcain: c'est le sound-system,
l'ensemble-son.
Celui-ci, une fois américanisé, peut-être ramené à une
technique de duettistes: d'un côté le selector, qui passe disques sur disques sur les
deux platines du sound-system, de l'autre le M.C., ou Maître de Cérémonie qui improvise
plus ou moins ses textes. Du sound-sysîem est sortie la figure centrale du rap: le D.J.
Le D.J. fut longtemps considéré comme "l'auteur du son" le responsable des
mélanges et des effets sonores. Ce en quoi il se rapprochait assez des premiers héros du
dubbing. Par assimilation ou confusion, D.J. est devenu, au fil du temps, synonyme de
M.C..
Ce qui importe, c'est qu'au delà des mots au sens très large, le rap est fondé sur une
équipe. La création des
lignes sonores impose une telle concentration qu'il faut se partager le travail : l'un aux
disques, l'autre au micro.
C'est principalement à Kool Herc (Clive Campbell) que l'on
doit, dès 1973, l'introduction du toaster dans la culture noire new-yorkaise. Fameux D.J.
jamaïcain ayant fait ses classes à Kingston, on lui attribue la paternité des
premières formes de rap. C'est lui, en effet, qui américanisa la diction, en substituant
le langage américain
au pidgin iamaïcain. Il créa dans le Bronx d'imposants sound-systems et, inspiré par
son expérience jamaïcaine, il fut le pionnier, l'initiateur des techniques de
reconstitution et de mixages. Il se fit rapidement épauler par des rappeurs, placés au
micro pendant qu'il officiait sur les platines.
Les influences les plus notables de la musique jamaïcaine
se matérialisent par le genre raggamuffin, où le rap se distingue par une élocution et
une déclamation rappelant une sorte de pidgin. Cette diction est particulièrement
difficile à comprendre, elle est souvent le fait des groupes à tendances
intellectuelles, comme Shinehead
ou les Divine Styler:
"l swing when l talk dem ya lyric notice/thé timing direone hes a don but selassie/
is thé
king l and l bom black".
Les Fats Boys
ont fait un rap dans le même registre linguistique: "T'ing nah go so! true y ou see
me little an' so so so! Body more bigger! Me nah' fraid ah Rambo (Les choses sont pas
comme ça! C'est vrai que tu me trouves petit et tout! Avoir un corps plus gros! j'ai pas
peur de Rambo)
On note dans ces courts passages les traits spécifiques de
ce travail linguistique qui fait sauter les copules, identifie pronoms et possessifs, qui
substitue au "thé" anglosaxon un "d" supposé faire plus africain.
Les Fats Boys, Public
Enemy, et Afrika
Bambaataa font à l'occasion usage de ces "tics", qui facilitent parfois la
prosodie; les syllabes y sont détachées, les accents toniques multipliés. Le rappeur y
trouve bien des avantages rythmiques et une sûre occasion de maîtriser son timing.
Toutefois, le rap américain s'est totalement affranchi de cet art-de-dire pour
développer sa prope personnalité. Tel n'est pas le cas du rap britannique, où la
communauté jamaïcaine joue un rôle important: il excelle dans le raggamuffin.
Rap et Reggae
les B.boys ne sont pas les Rude boys Si les techniques
récitatives du toaster peuvent frapper par leur air de famille avec celle du rap, ce
serait faire un grand tort à l'une et l'autre que de les confondre. Kool Herc lui-même a
refusé une telle optique: "Aux origines du rap sont James Brown et le disque
Hustler's Convention des Last Poets".
Il a bien vu le poids des autres influences, ainsi que la continuité de la culture
musicale noire américaine. L'influence profonde de l'Amérique noire sur le reggae a
été fort bien analysée par ailleurs. On peut donc estimer que le rap est, par
l'intermédiaire de Kool Hère, une sorte de retour aux sources américaines.
De plus le reggae reste très musical,' et la langueur de
nombreuses prestations le distingue résolument du rap. Le caractère envoûtant,
hypnotique et entêtant du dubbing est tout à fait étranger au rap, qui préfère la
transe des rythmes endiablés, furieux. Enfin le reggae fut beaucoup plus politisé que
les premiers rap songs.
Cette difficulté, qui consiste à dire que le rap doit beaucoup au reggae, sans toutefois
lui ressembler, a gêné plus d'un amateur.
La communauté d'esprit entre rap et reggae peut se résumer en trois points. Tout
d'abord, une forte tendance à
l'agitation verbale, le besoin de se sentir un vertuose de la parole, et surtout le goût
prononcé pour les joutes oratoires entre D.J., où l'on ne cesse de s'apostropher et de
crier son nom en guise de défi. Cette tendance des rappeurs fut un de leurs premiers
traits spécifiques.
Ajoutons un besoin spirituel, une mythologie de l'Afrique perdue, trait commun aux deux
tendances.
Mais le trait le plus notable, l'influence la plus extérieure à la culture noire, c'est
sans doute le sound-system et toutes ses astuces techniques. Par lui, la musique sans
musiciens est inventée.
Rapper's Delight mérite bien le titre de premier rap
enregistré, et avec lui, l'art populaire noir américain définit un genre musical fait
pour la fête, les mélanges sonores... Il est finalement la reconnaissance par le vinyle
(!!!) d'un
mouvement qui depuis de nombreuses années se forgeait une personnalité dans les lieux
publics les plus divers, et où Afrika Bambaataa, Kurtis
Blow, Spoonie Gee, Melle Mel, et Kool Herc s'étaient fait une réputation de vedettes
de quartiers. Cette entrée du rap dans l'industrie du disque a quelque chose de contre
nature; comme le
toaster, le rap était fait pour être vécu le temps d'une soirée. Les lois de
l'enregistrement et du commerce le
forcèrent à devenir un art.
La période du rap festif est issue des premiers essais de
Kool Herc. Par lui se reconnaît la dette, transfigurée mais
essentielle, que les rappeurs ont contractée vis à vis des pionniers du dubbing et du
toaster.
Les rappeurs à la mort de Bob Marley en 1981, éclipseront à leur profit la gloire
internationale du reggae. Il y a une irréductible logique à tout cela. Rap et hip-hop
ont eu des antécédents dans le reggae.
Les D.J. jamaïcains ont fait de la rime parlée dès le milieu des années 60, et posé
les jalons rythmiques qui devinrent la mesure du reggae. Mais la nouvelle musique créée
par les jamaïcains de la seconde génération dans les ghettos de New-York répondait aux
besoins d'une autre culture noire, plus large.
Finalement, lorsque Jimmy
Cliff déclare: "le rythme du reggae vient de la soul music, mais c'est du
reggae" il résume à merveille le mécanisme de création des genres. S'il est vrai
que les influences originelles ont leur
importance, il convient de les laisser à leur place, qui paraît finalement mineure.
Le rap doit bien quelque chose au reggae, mais c'est du rap. Les B.Boys ne sont pas des
Rude Boys. C. Le Gallo